Le jeu vidéo à trente ans d’intervalle : another world (of art) ? (1/2021)


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UNE FOIS N’EST PAS COUTUME, une activité découverte à l’adolescence me titille trente ans plus tard : les jeux vidéos.

Mon attrait pour les petites merveilles vidéo-ludiques a débuté dans les années 1990. Un quart de siècle plus tard, nombre d’entre elles sont devenues des antiquités respectées, parfois révérées. Pratiquement toutes mes immersions virtuelles d’ado me plaisaient ; certaines m’enchantaient : frissons de la F1 avec Vroom ; aventure poétique palpitante avec Another World (terminé à 2-3 heures du mat’ avec le grand frère en 92) ; création d’un petit monde extra-terrestre un brin délirant grâce à Utopia ; montées d’adrénaline à coups d’uppercuts bien cadrés sur Panza Kick Boxing, etc, etc.

ventdouxprod 2021 Nicolas Barbier Le jeu vidéo à trente ans d'intervalle : another world (of art) ? Atari ST
Another World, jeu des années 1990 devenu "mythique" et sur lequel j'ai fait une partie de mes gammes.

Depuis peu, j’ai « repris du service », sur un PC relativement puissant (processeur à 3,7 GHz, carte vidéo à 6 Go, 16 Go de mémoire, etc.). Peut-on seulement comparer des ères technologiquement si lointaines ?

En l’espace de trente ans, la puissance en hausse vertigineuse des ordinateurs a donné naissances à des jeux dont on n’osait pas rêver en 1990-93. A l’époque, un processeur cadencé à 8 MHz et 512 Ko de mémoire de vive suffisaient à faire tourner mes jeux. Mon vénérable Atari 520 ST m’offraient 16 couleurs et une résolution de 320×200 pixels. Aujourd’hui, le 3,5 GHz et les 16 Go sont monnaie courante ; le nombre de couleurs a été multiplié par un million, au bas mot. La qualité graphique, animée et sonore des jeux vidéos d’autrefois n’a quasiment plus rien à voir avec celle d’aujourd’hui. Néanmoins, l’essentiel est ailleurs : le plaisir de l’immersion.

ventdouxprod 2021 Nicolas Barbier Le jeu vidéo à trente ans d'intervalle : another world (of art) ? Lemmings Atari ST
Lemmings, "jeu de sauvetage" attachant de petites créatures à l'instinct de survie super modeste (Atari ST, 1991).

Après un break au cours des années 2000 et au début de la décennie suivante, je me suis donc remis au jeu vidéo. Pour me détendre et m’amuser, sans envie particulière de « raviver la flamme » de mes années teenager. Après une expérience plaisante dans l’univers médiéval et fantastique de The Witcher III, j’ai tenté Red Dead Redemption 2 (RDR2), produit par Rockstar Games. Le scénario et quelques vidéos entrevues sur le web avaient suscité ma curiosité.

Dans RDR2, on incarne un membre d’une communauté de marginaux nomades. Adeptes de la gâchette pour gagner leur vie, ils sont en quête d’un paradis terrestre post-gros coup. Ils sillonnent entre autres une portion de l’Ouest américain des années 1890. Je connais un peu cette région (pour l’avoir moi-même parcourue des centaines de fois dans ses étendues septentrionales) et cette période (pour l’avoir étudiée lors de mon séjour de trois ans dans les Northern Rockies).

Les premières images du jeu annoncent la couleur. Elles m’ont « scotché » : un groupe de cavaliers traverse, dans la poudreuse, des montagnes balayées par le blizzard. Lumières, ambiance sonore, personnages pittoresques, faune et flore abondantes, environnement plus vrai que nature, tout est pensé, travaillé, soigné dans le moindre détail. D’emblée, l’immersion fonctionne.

ventdouxprod 2021 Nicolas Barbier Le jeu vidéo à trente ans d'intervalle : another world (of art) ? Le début de Red Dead Redemption 2
Le début de Red Dead Redemption 2...

Ce n’est qu’un début. On se laisse vite entraîner dans le rythme haletant de l’intrigue principale et des quêtes annexes. La petite communauté déjantée n’est jamais à court de bons plans. Ses membres sont doués pour s’exposer aux traquenards dont il faut se tirer fissa. Sauvetage d’un camarade emprisonné (et passablement incontrôlable), attaque de la planque communautaire par un clan rival qui la crible de balles, prise d’otage d’un gros bonnet local, détour « explosif » par un Cuba révolutionnaire, rivalités entre ennemis jurés, etc., le repos ne dure jamais bien longtemps.

Le scénario est enrichi par la personnalité des personnages principaux et secondaires qui évoluent dans cet environnement à la violence omniprésente. A tel point que l’on se demande parfois si cette dernière, provoquée ou subie, ne va pas en transformer certains en tueurs fous, pires que leurs ennemis les plus cruels.

L’amitié ou la coopération entre notre petite communauté et des minorités persécutées, amérindienne et afro-américaine, ajoute une dimension sociale et philosophique au jeu. Le pari n’était pas gagné d’avance. Bâclée, cette dimension aurait pu faire déraper l’histoire dans la mièvrerie de la mauvaise industrie hollywoodienne. Mais non. Les relations entre personnages puisent intelligemment dans l’hybridité culturelle et dans le patrimoine historique de l’Amérique. Les dialogues et les comportements individuels sonnent juste, entre tensions palpables, accords sur le fil, récits personnels et non-dits.

ventdouxprod 2021 Nicolas Barbier Le jeu vidéo à trente ans d'intervalle : another world (of art) ? Indien Red Dead Redemption 2
Les relations entre minorités afro-américaine et amérindienne, d'une part, et les principaux personnages, d'autre part, ne sont pas là pour donner une image pro-diversité à RDR2. Réalistes bien que fictives, leurs interactions lui donnent une profondeur historique, pas facile à négocier dans une oeuvre d'art.

Le nombre de victimes par balles, lui, n’est pas réaliste. Les créateurs de RDR2 auraient-ils dû les limiter et privilégier d’autres pistes scénaristiques ? Négociations interactives approfondies, stratégies d’esquive plus nombreuses, rôle plus important des éléments naturels ici et là, difficulté accrue à abattre ses adversaires, auraient peut-être réduit la taille des cimetières locaux, sans porter atteinte à l’intérêt du jeu. Peut-être…

Toujours est-il qu’on se laisse aisément emporter par la fluidité des scènes d’action, généralement trépidantes. Dans ce western bigger than life, on valorise donc les as du flingue, tous revolvers, pistolets, carabines et fusils confondus, que l’on manie à pied, à cheval, à diligence, en train… ou on montgolfière. Parmi ses autres délices, les ralentis en musique, parfois digne des compositions Morriconiennes, ou encore les atmosphères nocturnes à suspens, rehaussent d’un cran supplémentaire le côté prenant du jeu.

ventdouxprod 2021 Nicolas Barbier Le jeu vidéo à trente ans d'intervalle : another world (of art) ? Red Dead Redemption 2 en nocturne
RDR2 en mode nocturne : le travail particulièrement minutieux sur la diffusion de la lumière donne un résultat bluffant.

Malgré toutes ses qualités en grande partie liées à la puissance actuelle des PC, je ne pense pas que je m’amuse davantage avec Red Dead Redemption 2 qu’avec mes jeux Atari. Certes, on découvre plus de choses à 14-15 ans qu’à 43 et ce plaisir de la découverte était probablement supérieur. Ceci dit, à trente ans d’intervalle, le plaisir du jeu ne me semble pas foncièrement différent. L’envie de découvrir d’autres jeux du même calibre est également comparable.

Une chose est sûre : la créativité et la méticulosité des auteurs de nombreux jeux vidéos m’impressionnent régulièrement. Une foule de créateurs aux talents variés contribuent à leur réalisation. Selon moi, le jeu vidéo est une œuvre d’art au même titre qu’un album de musique, qu’un ouvrage littéraire, qu’un manga, qu’un tableau, qu’une BD ou qu’un film.

Existe-t-il une différence fondamentale entre les œuvres vidéo-ludiques des années 1990 et celles d’aujourd’hui ? Les progrès techniques réalisés en trente ans offrent des possibilités artistiques beaucoup plus étendues. Histoires et scénarios en profitent allègrement. L’écart technique entre ces deux époques me semble équivalent, sinon supérieur, à celui séparant le cinéma des années 1920 et le 7ème art de notre siècle. Au-delà de son évolution, que le jeu vidéo se déploie dans un monde réaliste ou purement imaginaire, ses artistes y trouvent le moyen d’exprimer leur créativité et de la partager, à l’image de n’importe quel autre artiste. Au nom de quoi leur refuser cette appellation ?

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